Sinae Lee

Résidence à Iași et Țibănești du 19.09 au 9.10.2025
Organisé par l’Institut français de Roumanie, en partenariat avec Borderline Art Space et l’Association Maria.
Projet soutenu par IF Paris et la Fondation Hippocrène.
L’étincelle de départ de la résidence de Sinae Lee est une de ses photos de famille. Elle, enfant qui brandit devant l’objectif le signe V, pose à côté de sa mère, impassible. Deux générations, deux attitudes, qui bien des années plus tard, sont confrontées à leurs différences, traduites par des décalages de compréhension, des émois love & hate. L’artiste, installée en France, depuis plus de dix ans, fait de la distance – physique et affective – avec son pays natal et sa famille, la trame de ses actions, vidéos, installations.
En Roumanie, elle ouvre un chapitre porté par une volonté d’apaisement, d’atténuation du clash générationnel, en neutralisant le signe V. Geste du commun, il symbolise tantôt une victoire guerrière, tantôt le signe de ralliement des hippies, la mignonnerie kawaii, ou encore l’une des parades du chi fou mi. L’artiste empile toutes ces significations dans un objet totémique : une épée à deux poignées, surmontée d’une main, les doigts en l’air en forme de V. C’est l’épée du match nul, du compromis. Le but, pour qui partage cette épée, n’est pas de vaincre mais de s’entendre.
La résidence à Iaşi venait ponctuer ce récit, entre vécu individuel et histoire universelle, d’une phase de production grâce à la tradition d’artisanat du métal et du fer. Sinae Lee passe alors trois semaines dans un atelier de ferronnerie, dit « Batem fierul la conac », aux côtés de compagnons du devoir. Elle s’immerge dans la vie de l’atelier, de la routine de travail, à la camaraderie, en passant par l’apprentissage des techniques rudimentaires. C’est une expérience physique et sensorielle à plusieurs titres : d’une part, l’atmosphère sonore est saturée de bruits, secs et répétitifs des coups de marteaux, d’autres ronronnant comme celui du ventilateur qui permet de contrôler la température des fours ; d’autre part, elle se confronte à l’exigence des gestes du métier, à la force nécessaire pour chauffer, marteler le métal. Elle enregistre par la vidéo ou par la photographie, les micro-évènements qui se tissent en pointillé de l’image d’ensemble telle qu’on se l’imagine, des corps au travail, du duo homme-technique. Elle piste les bruits de fond, les mini-poussières de carbone qui brillent dans le soleil du matin.
C’est une attention portée sur le discret et le sous-jacent, une méthodologie qu’elle applique à sa propre expérience de résidence. Avec l’aide technique des compagnons d’atelier, elle produit une première version de son épée, qui au-delà du résultat formel en lien avec son idée initiale, encapsule les strates relationnelles et empiriques qui se sont sédimentées au fil de la résidence. Bien qu’y ayant apporté ses envies de production plastique, Sinae Lee s’est laissée traversée par le contexte et les éléments en présence.
Elle a été intriguée par exemple par l’observation de nombreuses maisons inachevées dans les environs de l’atelier. Le « on dit » explique qu’elles sont le fruit d’allers-retours successifs de saisonniers entre l’Italie ou l’Allemagne et la Roumanie. Les maisons avancent, ou sont mises en pause, en fonction des venues des travailleurs, habitées par le rêve de pouvoir enfin s’y installer un jour, ou abandonnées si ces travailleurs ne reviennent finalement pas. L’artiste a vu dans cette architecturale en suspens, une résonance de sa propre histoire de migration et de déterritorialisation, entre la France et la Corée.
Son rapport aux compagnons du devoir est aussi matière à réflexion et prolonge le soin qu’elle cultive dans la relation aux interlocuteur·rices qui croisent sa vie de tous les jours. Là où elle s’exerce habituellement à parler de son travail, de son positionnement d’artiste dans la société, dans la sphère intime de la famille, le compagnonnage devenait une autre manière de mettre à l’épreuve la transmission et d’« ajuster la température » pour partager son quotidien avec les autres.
S’ajoutent également ses ressentis de l’arrivée et du départ, comme un revival condensé de son parcours de vie. Excitation et désorientation d’une arrivée dans un territoire inconnu ; nostalgie et désarroi de quitter ce lieu désormais familier. Elle met en films ces va-et-vient, dans la continuité de l’œuvre J’ai besoin de la chance : sa caméra posée à la vitre de la voiture qui l’emmène à l’aéroport enregistre son trajet, l’éloignement progressif et les changements du paysage. Elle a réitéré pour une quatrième fois, à son retour de Roumanie, son action performative filmée, Past and Future, où elle fait du stop avec comme destination le passé ou le futur.
L’épée qui l’a conduite en Roumanie, lui a permis d’ouvrir un autre chemin, celui du rapprochement entre différentes géographies, entre ce qui a été vécu et ce qui reste à venir. Invitée par la Borderline Gallery pour une exposition personnelle en avril prochain, elle construit son exposition autour de la notion du « Kiss & Ride » – équivalent du dépose-minute français – pour retracer ces expériences croisées.
Andréanne Béguin